Une pièce longue, sans fenêtre, pas meublée, en fait de simples commodités. Tout au bout les toilettes, porcelaine d’un bleu de ciel brisé, propreté nette. Du milieu de la cloison pousse la terne excroissance d’un lave-mains.
La chaîne est fixée à un anneau gris au mur, qui trahit peut être une époque où cet espace était d’une autre utilité. Derrière le contreplaqué l’air passe toujours par les soupiraux, et l’odeur n’a pas changé, chargée d’humidité, un air sans couleur quelle que soit l’heure du jour, qui coule de la rue plus haut, semblant la regretter.
Une fois la porte refermée pourtant plus rien ne filtre du dehors, il n’était pas utile de ménager une ouverture, pas même un fenestrou, la lumière tombe d’un plafonnier dont le verre dépoli a été cassé, et qui s’écrase en angles crus sur le linoléum.
Il y a de la lumière mais je n’ai pas le souvenir d’avoir appuyé sur le commutateur.
Cela sent vaguement la vieille urine.
Il est couché au sol, ramassé sur lui-même comme une bête qui dort. Banalité de la silhouette recroquevillée dont on devine toutefois la force dans les saillies du dos tourné, animal prisonnier d’un vêtement mal approprié, un jean tellement usé qu’il semble peau, et un pullover sans forme dont les manches noient des mains d’ombres. Par endroit, les lourds maillons soulèvent la laine et dévoilant une chair rougie par le frottement répété avec l’acier. Je voudrais éviter de trop regarder, il repose sur le sol entre les toilettes et la vasque minuscule, l’homme enchaîné.
Une femme m’accompagne, qui me signale qu’ainsi il ne peut plus nuire à personne, et je sais que ce n’est pas de personne qu’il est question mais que c’est de moi qu’elle parle, que c’est moi qui dans cette rue, qui cette nuit, que c’est moi qui ai failli être dévorée. Et la scène qui se rejoue dans ma mémoire a bien les couleurs du réel, la rue mal éclairée, l’impasse et cet homme se jetant sur moi, mordant, griffant, la fuite, et puis…je ne sais pas, je suis ici.
Moi dans le cadre de la porte. Et l’homme, enchaîné.
Je m’approche avec un peu trop de confiance, libre de mes gestes cette fois en sécurité, l’homme lié. La chaîne se tend tout à coup, un corps massif se dresse vers moi, tendant les mains, montrant des crocs, debout sur ses deux pieds les yeux fous et je perçois jusqu’au fond de mes os son désir de mordre, de me déchiqueter, de m’ingérer, que ma chair soit mastiquée puis sienne.
Je me suis rejetée en arrière mais c’est trop tard, il m’a rappelée qui j’étais, vulnérable cette nuit-là, à sa merci. Et lui fauve, l’homme enchaîné.